Thomson MO5 : l'ordinateur d'État qui a raté son coup
Thomson MO5 : l'ordinateur du peuple à clavier gomme. Plan Informatique Pour Tous, jeux Loriciels, architecture fermée, échec face à IBM. Cote collection 2025.
Ton enfance informatique s'est jouée sur un clavier en gomme qui collait, face à un écran qui clignotait en 8 couleurs, en tapant LRUN"CAS:" sans savoir ce que ça voulait dire. Bienvenue dans le Plan Informatique Pour Tous.
1982 : la France veut son ordinateur national
Pendant que les Américains colonisent le monde avec l'Apple II (1977) et l'IBM PC (1981), pendant que les Britanniques inondent les foyers avec le Sinclair ZX Spectrum (1982) et le BBC Micro, la France regarde passer le train de la micro-informatique... et décide de construire sa propre locomotive.
Novembre 1982 : Thomson lance le TO7, « le micro-ordinateur 100% français ». Processeur Motorola 6809 à 1 MHz, 8 Ko de RAM, cartouches MEMO7, compatible Minitel. Prix : 3 750 FF (environ 1 150 € actuels). Un design sobre, un clavier plat mécanique, une connectique Péritel pour se brancher sur la télé familiale.
L'ambition : créer un écosystème souverain, indépendant des Américains, avec des machines françaises, des logiciels français, des normes françaises. Thomson = fleuron de l'industrie nationale (filiale de la CGE, Compagnie Générale d'Électricité), champion du Minitel, fournisseur de l'armée, symbole du savoir-faire tricolore.
Le problème : le monde s'en fout des normes françaises. Le marché veut de la compatibilité IBM, du MS-DOS, des logiciels qui tournent partout. Thomson construit une cathédrale magnifique... dans un désert.
1985 : le Plan Informatique Pour Tous, ou comment équiper 50 000 écoles avec des machines incompatibles
25 janvier 1985 : Laurent Fabius, Premier ministre, annonce un plan ambitieux : le Plan Informatique Pour Tous (IPT).

Objectifs :
- 120 000 ordinateurs dans 50 000 établissements scolaires (collèges, lycées, écoles primaires).
- Initier 11 millions d'élèves à l'outil informatique.
- Former 110 000 enseignants en un an.
- Permettre l'accès des citoyens aux machines en dehors des heures de classe.
Budget : 1,8 milliard de francs (environ 550 millions d'€ actuels), dont 1,5 milliard pour le matériel.
Citation de Laurent Fabius (janvier 1985) :
« Grâce à ce plan, la France va être dès cette année un des premiers pays du monde, probablement le premier, dans l'enseignement de l'informatique pour tous. »
[Source : EPI, Déclaration à la presse, 25 janvier 1985]
Narrateur : Elle ne le fut pas.
Les machines choisies : principalement des Thomson MO5 (version budget à 2 390 FF), des TO7 et TO7/70. Machines françaises. Normes françaises. Logiciels français. Zéro compatibilité avec l'IBM PC qui s'impose partout ailleurs.
Le pari : former une génération d'informaticiens français sur des machines françaises, et sauver au passage l'industrie nationale de la micro-informatique face à IBM, Apple, Commodore.
Le résultat : une génération entière a appris à programmer en BASIC et à taper 10 PRINT "BONJOUR". Une génération entière a aussi appris que la France peut investir des milliards dans un projet technologique... pour tout perdre face à la réalité du marché mondial.
L'ambition démesurée (et bien française)
C'est l'inverse du minimalisme pragmatique d'Apple ou du capitalisme brutal d'IBM. C'est l'excès, l'ambition nationale, la conviction qu'on peut imposer une norme souveraine par la volonté politique.
Une ambition politique démente
Pendant que les Américains laissent le marché décider (Apple, IBM, Commodore, Atari se battent librement), la France décide d'équiper toutes ses écoles avec des machines d'un seul constructeur national. C'est un choix souverainiste, colbertiste, typiquement français : l'État investit massivement pour créer un écosystème fermé, incompatible avec le reste du monde.
Un design qui refuse le pragmatisme

- Clavier plat mécanique du TO7 : élégant, mais cher.
- Clavier en gomme du MO5 : un choix technique critiqué dès le lancement, mais maintenu pour baisser les coûts.
- Cartouches MEMO7 : un système propriétaire, baroque, inutilement complexe face aux simples disquettes 5,25".
Un écosystème fermé, des normes propriétaires
Thomson refuse la compatibilité IBM et crée son propre monde : BASIC Thomson, formats de fichier propriétaires, périphériques spécifiques, logiciels exclusifs (Loriciels, Infogrames, Ubi Soft naissant).
C'est courageux et stupide à la fois : courageux de croire qu'on peut imposer une alternative française, stupide de penser qu'un marché mondial acceptera une norme aussi étroite.
Caractéristiques techniques : entre ambition et compromis
| Spécification | Thomson TO7 (1982) | Thomson MO5 (1984) |
|---|---|---|
| Processeur | Motorola 6809 @ 1 MHz | Motorola 6809E @ 1 MHz |
| RAM | 8 Ko (extensible 16 Ko) | 16 Ko (extensible 48 Ko) |
| ROM | 6 Ko | 16 Ko |
| Affichage | 320×200, 8 couleurs (16 en TO7/70) | 320×200, 16 couleurs |
| Son | 1 voix, 6 octaves | 1 voix, 6 octaves |
| Clavier | Mécanique plat (TO7), gomme (TO7/70) | Gomme (chiclet) |
| Stockage | Cassette K7, cartouches MEMO7 | Cassette K7 uniquement |
| Prix de lancement | 3 750 FF (~1 150 € actuels) | 2 390 FF (~730 € actuels) |
Le clavier en gomme du MO5 : pensé pour résister aux doigts d'enfants, il résistait surtout... à la saisie. Touches qui collent, « rebond » aléatoire, sensation de taper sur du chewing-gum. Un enfer ergonomique. À peu près tout le monde l'a détesté.
La vie avec un Thomson : cassettes qui grésillent, jeux cultes, et LRUN"CAS:"
Charger un jeu prenait entre 3 et 15 minutes, au son d'un grésillement de modem 56k avant l'heure. Si tu bougeais le magnétophone pendant le chargement : ERROR IN 240, et tu recommençais.
Les commandes magiques que tous les gamins français connaissaient par cœur :
LRUN"CAS:": lance le programme depuis la cassette.10 PRINT "BONJOUR": première ligne de code de millions d'enfants.POKEetPEEK: pour les hackers en herbe.
Les jeux cultes Thomson (qui n'existaient nulle part ailleurs) :
- L'Aigle d'Or (Loriciels, 1984) : jeu d'aventure graphique considéré comme l'un des meilleurs titres Thomson, mêlant énigmes et exploration dans un univers médiéval fantastique.

- Bilboquet (VIFI-Nathan, 1984) : jeu éducatif qui traumatisait les gosses avec des maths.
- Airbus (VIFI-Nathan) : simulateur de vol... qui décollait jamais vraiment.
Thomson avait des exclusivités françaises (logiciels Infogrames, Loriciels, Ubi Soft avant qu'il devienne Ubisoft), mais zéro portage des hits internationaux comme Tetris, Prince of Persia, ou SimCity.
La mort lente : quand IBM a tué le plan français
Fin des années 1980 : les PC compatibles IBM envahissent le marché mondial. MS-DOS, Windows, logiciels pros, compatibilité universelle, prix en chute libre. Le MO5 devient obsolète avant même d'avoir 5 ans.
1987 : Thomson tente de lancer le TO16, un PC compatible... qui échoue face à Compaq, Dell, HP.
1989 : fin de la production des ordinateurs Thomson. Les écoles françaises continuent d'utiliser les MO5 jusqu'au milieu des années 1990, faute de budget pour les remplacer.
1990 : Le Monde titre « Les objectifs manqués d'Informatique pour tous ». L'Inspection Générale de l'Éducation Nationale considère le plan IPT comme un échec.
Ce qui a tué Thomson, c'est pas une mauvaise machine. C'est d'avoir construit une cathédrale dans le désert.
Imagine : tu es Thomson en 1987. Tu as équipé toutes les écoles de France. Tu as formé 110 000 profs. Tu as dépensé 1,8 milliard de francs. Et tu découvres que :
- Ton architecture est incompatible avec l'IBM PC. Les entreprises, les universités, les particuliers achètent tous des PC compatibles. Toi, tu as construit ton propre écosystème. Avec tes propres normes. Tes propres formats. Résultat : un logiciel écrit pour IBM PC ne tourne pas sur Thomson. Un fichier créé sur Thomson ne s'ouvre pas sur un PC. Tu es seul. Très seul.
- Personne ne développe pour toi. Microsoft fait MS-DOS et Windows. Lotus fait 1-2-3. WordPerfect fait... WordPerfect. Les hits internationaux comme Tetris, Prince of Persia, SimCity ? Zéro portage Thomson. Pourquoi un éditeur perdrait du temps à adapter son logiciel pour un marché fermé de quelques centaines de milliers de machines françaises, quand il peut vendre des millions de copies sur PC ?
- Tes prix ne tiennent plus. En 1987, un clone IBM PC se vend moins cher qu'un MO5. Avec plus de RAM, plus de logiciels, plus de compatibilité. Le MO5, c'était 2 390 FF en 1984. En 1987, un PC compatible, c'est 2 000 FF. Et il fait tourner tous les logiciels du marché mondial.
- Tu n'existes pas hors de France. Le MO5 n'a jamais été vendu en Allemagne, en Italie, aux États-Unis. Même les Belges francophones n'en voulaient pas. Pendant que Commodore exporte des millions de C64 dans le monde entier, Thomson reste un projet franco-français. Pas de marché d'export = pas d'économies d'échelle = pas de baisse de prix = mort lente.

Le bilan : 1,8 milliard de francs investis, 120 000 machines installées, 110 000 enseignants formés... et au final : zéro industrie, zéro export, zéro héritage technologique. Juste une génération qui se souvient d'avoir tapé sur un clavier en gomme dans une salle qui sentait la craie.
Thomson n'a pas perdu parce que ses machines étaient mauvaises. Thomson a perdu parce qu'il a parié sur la souveraineté technologique contre la compatibilité mondiale. Et que dans une guerre de standards, le plus seul perd toujours.
Le paradoxe : Thomson a échoué commercialement, mais a marqué culturellement une génération entière. Demande à n'importe quel Français né entre 1975 et 1985 ce qu'évoque le MO5 : nostalgie immédiate. Demande-leur s'ils en rachèteraient un aujourd'hui : probablement pas.
Aujourd'hui : des machines cultes à prix modeste
Modèles et prix (2025) :
| Modèle | État | Prix moyen (€) |
|---|---|---|
| Thomson MO5 | Seul, bon état | 50 – 120 € |
| Thomson MO5 | Complet en boîte, manuels | 150 – 250 € |
| Thomson TO7 | Seul, bon état | 80 – 150 € |
| Thomson TO7/70 | Complet en boîte | 150 – 300 € |
| Jeux en K7 (L'Aigle d'Or, etc.) | Bon état | 10 – 40 €/jeu |
| Lot MO5 + TO7 + accessoires | Fonctionnel | 220 – 400 € |
Où trouver : eBay, Leboncoin, forums rétro (MO5.com, System-cfg.com), bourses d'échange vintage
Pourquoi ça reste recherché :
- Nostalgie générationnelle : si t'es né entre 1975 et 1985, tu as forcément croisé un MO5 à l'école
- Machines purement françaises : TO7/MO5 = fierté nationale informatique, même ratée.
- Jeux exclusifs : certains titres Loriciels/Infogrames n'existent que sur Thomson.
État du parc : beaucoup de machines encore fonctionnelles (électronique simple, pas de condensateurs qui fuient comme sur les Amiga). Les claviers en gomme vieillissent mal (touches qui ne répondent plus).
Ce qui reste : une génération qui sait taper LRUN"CAS:"
Le Thomson TO7/MO5 n'a pas créé d'industrie, n'a pas survécu à la vague PC, et n'a jamais fait le poids face à l'Apple II ou au Commodore 64.
Mais il a appris à des millions de Français que programmer, c'est taper des trucs incompréhensibles jusqu'à ce qu'un truc bouge à l'écran, que la patience est une vertu (chargement K7 oblige), et que l'informatique, c'est d'abord attendre que ça veuille bien marcher.

C'est une ambition nationale démesurée, un pari industriel perdu, mais aussi un souvenir collectif indélébile. Le MO5, c'est la machine qui a colonisé les écoles françaises pendant 10 ans, qui a appris aux gamins ce qu'était un ordinateur, et qui a disparu sans laisser de traces... sauf dans la mémoire de toute une génération.
La France a rêvé d'un écosystème souverain. Elle a obtenu un clavier en gomme qui colle et des jeux qui n'ont jamais existé ailleurs. C'est flamboyant. C'est excessif. C'est français.
Et pour ça, merci Thomson. C'est très français. C'est très années 80. C'est très nous.
